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Paul Claudel : « C’est Lui ! C’est Son visage ! »

Saviez-vous que Paul Claudel avait écrit une magnifique lettre sur le linceul de Turin ? Voici ce document… littéraire. Rappelons-nous que le célèbre poète s’est converti à Notre-Dame de Paris, le 25 décembre 1886, en assistant aux vêpres en dilettante.

Brangues, par Morestel (Isère),
Le 18 août 1935

Cher Monsieur,

J’ai lu avec le plus vif intérêt l’opuscule que vous avez eu l’aimable pensée de m’envoyer : Le Christ dans sa passion révélée par le Saint Suaire de Turin. J’ai longuement considéré les saisissantes images qui l’accompagnent. Je souhaite qu’il atteigne le grand public et qu’il aide la chrétienté de France à réaliser l’importance de cet événement religieux qu’est la découverte photographique du Saint Suaire de Turin. Une importance si grande que je ne puis la comparer qu’à une seconde résurrection.

Je me reporte par la pensée à cette sinistre période qui va de 1890 à 1910, où s’est écoulée ma jeunesse et mon âge mûr, période de matérialisme et de scepticisme agressifs et triomphants et que domine la figure d’Ernest Renan. Que d’efforts alors pour obscurcir la divinité du Christ, pour voiler ce visage insoutenable, pour aplatir le fait chrétien, pour en effacer les contours sous tes bandelettes entrecroisées de l’érudition et du doute ! L’Évangile mis en petits morceaux ne constituait plus qu’un amas de matériaux incohérents et suspects où chaque amateur allait rechercher les éléments d’une construction aussi prétentieuse que provisoire. La figure de Jésus était noyée jusqu’à disparaître dans un brouillard de Littérature historique, mystagogique et romanesque. Enfin, on avait réussi ! Jésus-Christ, ce n était plus qu’un pâle contour, quelques linéaments fluides et tout prêts à s’effacer. Madeleine pouvait maintenant aller au tombeau. On lui avait enlevé son Seigneur.

Et voilà qu’après les siècles écoulés l’image oblitérée reparaît tout à coup sous le tissu avec une véracité épouvantable, avec l’authenticité, non plus seulement d’un document irréfragable, mais d’un fait actuel. L’intervalle des dix-neuf siècles est anéanti d un seul coup. Le passé est transféré dans l’immédiat. « Ce que nos yeux ont vu, dit saint Jean, ce que nous avons à loisir considéré, ce que nos mains ont manié du Verbe de vie ». Ce n’est pas seulement une pièce officielle, comme serait, par exemple, un procès-verbal, une grosse de jugement dûment signée et paraphée : c’est un décalque, c est une image portant avec elle sa propre caution. Plus qu’une image, c’est une présence ! Plus qu’une présence, c’est une photographie, quelque chose d’imprimé et d’inaltérable. Et plus qu une photographie, c’est un « négatif » c’est-à-dire une activité cachée (un peu comme la Sainte Écriture elle-même, prendrai-je la liberté de suggérer) et capable sous l’objectif de réaliser en positif une évidence ! Tout à coup, en 1898, après Strauss, après Renan, au temps même de Loisy, et comme un couronnement de ce travail prodigieux de fouille et d’exégèse réalisé par le siècle qui va finir, nous sommes en possession de la photographie du Christ ! Comme cela !

C’est Lui ! C’est Son visage ! Ce visage que tant de saints et de prophètes ont été consumés du désir de contempler, suivant cette parole du psaume : « Ma face T’a recherché : Seigneur, je rechercherai Ta face ». Il est à nous ! Dès cette vie, il nous est permis tant que nous voulons de considérer le Fils de Dieu face à face ! Car une photographie, ce n’est pas un portrait fait de main d’homme. Entre ce visage et nous il n’y a pas eu d’intermédiaire humain. C’est Lui matériellement qui a imprégné cette plaque, et c’est cette plaque à son tour qui vient prendre possession de notre esprit.

Quel visage ! On comprend ces bourreaux qui ne pouvaient le supporter et qui, pour en venir à bout, essayent encore aujourd’hui, comme ils peuvent, de le cacher. J’exprimerai ma pensée en disant que ce que nous apporte cette apparition formidable, c’est encore moins une vision de majesté écrasante que le sentiment en nous, par-dessous le péché, de notre indignité complète et radicale, la conscience exterminatrice de notre néant. Il y a dans ces yeux fermés, dans cette figure définitive et comme empreinte d’éternité, quelque chose de destructeur. Comme un coup d’épée en plein cœur qui apporte la mort, elle apporte la conscience. Quelque chose de si horrible et de si beau qu’il n’y a moyen de lui échapper que par l’adoration. C’est le moment de se souvenir du magnifique verset d’Isaïe (VI, 10) : « Ingredere in petram, et abscondere in fossa humo a facie timoris Domini et a gloria Majestatis Ejus. »

Mais les présentes lignes ne sont pas écrites pour enregistrer une impression personnelle. L’inquisiteur le plus froid ne saurait contester que la personnalité dont l’image a été si étrangement conservée sur le suaire de Turin avait dans son aspect quelque chose d’extraordinaire et de saisissant. Nous trouvons d’emblée une convenance entre les visages de Baudelaire et de Beethoven et l’impression que nous procure l’œuvre de ces artistes. Qui nierait qu’entre le ressuscité de 1898 et le personnage dont les quatre Évangiles relatent les faits, gestes et discours, il y a la même convenance incontestable ? Cet aveu va bien loin. Le document écrit et le document graphique s’adaptent, ils collent parfaitement ensemble. Nous sentons que nous avons devant nous un original dont toutes les interprétations par le fait de l’art n ont que la valeur sincère sans doute mais combien partiale et maladroite, des travaux de seconde main. Le Christ de Vinci, celui de Dürer et de Rembrandt va avec certaines parties de l’Évangile, mais celui-ci va avec toutes. Bien plus, il les domine.

Voilà pour la convenance subjective. Mais que dire de la coïncidence matérielle et de la superposition minutieuse et détaillée du document ainsi placé entre nos mains et du quadruple récit de la Passion ? Tous les traits en sont là inscrits, ineffaçables : les plaies des mains, celles des pieds, celle du côté jusqu’au cœur, celle de l’épaule ; la couronne d’épines qui nous rappelle l’interrogation de Pilate : « Ergo tu Rex es ? » et ces traces de la flagellation, si réelles que la vue encore aujourd’hui nous en fait frémir. La photographie nous a rendu ce corps que les plus grands mystiques ont à peine osé envisager, martyrisé littéralement depuis la plante des pieds jusqu a la cime, tout enveloppé de coups de fouet, tout habillé de blessures, en sorte que pas un pouce de cette chair sacrée n’a échappé à l’atroce inquisition de la Justice, ces lanières armées de plombs et de crochets sur elle déchaînées !… Ce ne sont point des phrases que nous déchiffrons ligne à ligne ; c’est toute la Passion d’un seul coup qu’on nous livre en pleine figure. L’heure même est écrite : c’est le soir, il fallait se presser ; la hâte avec laquelle on a roulé ce corps souillé dans un linge, sans prendre le temps de le nettoyer pour obéir aux prescriptions du Sabbat immédiat Le temps pendant lequel cet enveloppement a duré et qui est indiqué par l’avancement du travail destructeur sur le cadavre. L’obligation clairement imposée aux amis du Christ de procéder à ce supplément de toilette funèbre que l’intervention du Sabbat les avait obliges d’ajourner. La disponibilité elle-même de cette carapace rejetée ainsi qu’une dépouille d’insecte après la mue ; enfin, malgré les explications ingénieuses des savants qui se sont occupes du Saint Suaire, il est bien difficile de voir, dans cette impression détaillée du corps du Christ en négatif sur une toile non préparée et grâce uniquement a quelques aromates disposés au hasard, un phénomène purement naturel. II n’y a, dans la vaste expérience que nous possédons des ensevelissements antiques, aucun analogue. Une vertu est sortie de Lui et a laissé cette trace prodigieuse. Il n’est pas moins remarquable que, pendant toute cette suite de siècles et d’événements, les différents incendies qui ont attaqué le Suaire aient respecté l’image sacrée et que leurs vestiges ne constituent autour d’elle qu’une espèce d’encadrement !

Aussi quelle reconnaissance devons-nous aux autorités civiles et religieuses qui ont enfin permis l’examen minutieux de l’insigne relique et aux hommes de science qui l’ont étudiée avec tant d’ingéniosité et de bonne foi, tels que M. Paul Vignon ! Le moment est venu des vulgarisations, et c’est à ce titre que je salue avec joie le travail si remarquable que vous m’avez envoyé et auquel je souhaite la plus large diffusion.

Paul Claudel

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